« J’ai faim », but make it sound like you’re a horror writer
Une courte étude des oeuvres d’Agustina Bazterrica, Martin Harníček, A.K Blakemore et Han Kang
Dire « j’ai faim » en horreur, ça implique quoi ?
C’est ce que je me suis demandé récemment, en réalisant que depuis quelques semaines j’enchaînais les lectures un peu border dans lesquelles les protagonistes se livraient à des repas, ma foi, peu ragoûtants. Cannibalisme, corps consumés et / ou malades… La littérature de l’horreur nous rappelle que la table peut aussi être un théâtre de l’angoisse.
Dans ce nouveau post Substack, j’aimerais vous parler de ce que la faim met en lumière, dans la littérature horrifique, au détours de quatre œuvres choisies :
J’analyserai ces récits en m’appuyant sur des réflexions tenues par Carol J. Adams dans son livre La politique sexuelle de la viande, que j’introduirai plus longuement en cours d’article.
Comme d’habitude, j’émets un avis subjectif qui n’implique pas tous les aspects liés à cette thématique. Ici, je choisis de me concentrer sur la faim qui pousse aux actes les plus dégoûtants et répréhensibles (TW cannibalisme et actes de violences divers), créant ainsi des dystopies exposant la violence de nos sociétés.
Ce post contient des spoils sur les œuvres mentionnées plus haut.
Des corps maltraités, des mondes cannibales
Publié en 2017, Tender is the flesh est le premier roman d’Agustina Bazterrica. Dans celui-ci, l’autrice nous montre comment le monde a sombré dans le chaos après « la transition », période durant laquelle un virus mortel pour les humains a contaminé les animaux, entrainant un massacre de masse de ces derniers. Les populations mondiales disposent alors d’un choix : devenir vegan ou cannibale (résumé relativement simpliste de l’œuvre, vous m’excuserez).
After all, since the world began, we’ve been eating each other. If not symbolically, then we’ve been literally gorging on each other. The Transition has enabled us to be less hypocritical.
Tender is the flesh - Agustina Bazterrica
Alors que les sociétés commencent peu à peu à institutionnaliser et normaliser le cannibalisme, de nouvelles formes de langages et de nouvelles mœurs commencent à faire leur apparition. Des humains sont élevés afin d’être consommés, la population prend l’habitude de les désigner comme des « têtes » (head) ou de la « viande spéciale » (special meat).
No one can call them humans because that would mean giving them an identity. They call them product, or meat, or food.
Tender is the flesh - Agustina Bazterrica
On retrouve le même type de champ lexical déshumanisant dans le court roman Viande de Martin Harníček. Dans une cité totalitaire et dystopique, les populations se nourrissent d’êtres humains dont les cadavres sont exposés dans des « halles ». Grands bâtiments placés au cœur de la ville, ouverts du matin au soir et surveillés de près par la police, ces halles sont divisées en trois catégories, de la première à la troisième classe. La première classe est réservée aux personnes assez riches pour se payer des mets frais et « de qualité », la seconde est destinée à un public plus modeste et la troisième, enfin, expose sur ses étals des corps de piètres qualités, presque pourris, mais accessibles aux personnes pauvres.
Le narrateur, en parlant de la troisième classe :
L’endroit était baigné d’une puanteur infernale que ceux qui avaient l’habitude de la troisième classe, comme moi, avaient cessé de percevoir. Car la viande qu’on pouvait y obtenir n’en était presque plus : c’était une matière qui, une fois cuite ou préparée d’une façon ou d’une autre, rappelait vaguement un aliment, rien de plus.
Les corps ne sont plus humains. Ils sont réduits à l’état de marchandise. Exploités et consommés. Le vocabulaire utilisé pour les décrire reprend volontairement le champ lexical utilisé par les personnes qui défendent une alimentation carnée. L’occasion pour moi de vous parler d’un livre que je vais beaucoup citer au cours de cet article : La politique sexuelle de la viande de Carol J. Adams.
Dans cet essai publié en 1990 (pour la version originale) Carol J. Adams interroge nos modes d’alimentations en dénonçant, notamment, la manière dont nos sociétés glorifient la consommation de viande. Elle ira jusqu’à établir un lien, au fur et à mesure de ses réflexions, entre consommation carnée et oppression patriarcale. Concernant le champ lexical utilisé pour définir les corps morts voués à la consommation humaine :
L’absence des animaux s’opère par l’emploi d’un langage qui renomme les parties de leurs cadavres avant que les gens ne participent à leur consommation. Notre culture entoure le terme « viande » de davantage de mystère au moyen d’un jargon culinaire qui évoque pour nous non pas des animaux morts et démembrés, mais des préparations gastronomiques. Ainsi, le langage contribue plus encore à l’absence des animaux.
L’animal mort devient le « référent absent », concept introduit par Carol J. Adams elle-même.
Au moyen du dépeçage, on transforme l’animal en référent absent. L’animal, à travers son nom et son corps, est rendu absent en tant qu’animal afin que la viande puisse exister. La vie de l’animal précède et permet l’existence de la viande. Tant que l’animal est vivant, il ne peut pas y avoir de la viande. Un cadavre remplace donc l’animal vivant. Sans animaux, il n’y aurait pas de consommation carnée, mais ils sont pourtant absents de l’acte de manger de la viande, en raison de leur transformation en aliment.
On ne parle pas d’animaux ou d’êtres humains mais de « viande ». Bazterrica et Harníček utilisent l’horreur pour questionner les implications morales de l’exploitation des corps. En imaginant des mondes dans lesquels l’impensable devient la norme, ils dénoncent aussi notre capacité à rationaliser la cruauté et à transformer la vie en produit (jusqu’à l’ultime transgression, manger ses semblables).
« La morale des six dernières années, constate Henry Salt en 1921, c’est que tant que l’homme tuera les races inférieures pour se nourrir ou se divertir, il sera prêt à tuer des membres de sa propre race par hostilité. Ce n’est pas tel carnage ou telle effusion de sang qui doit cesser, mais toute violence inutile - tout geste gratuit qui inflige des souffrances à nos cocréatures ou cause leur mort. »
Propos de Henry Stephens Salt dans Seventy years among savages, reportés par Carol J. Adams dans La politique sexuelle de la viande
Ces récits dystopiques, empreints de body horror (les corps sont décharnés, instrumentalisés et décrits de manière dégoutantes) sont, en réalité, de réelles critiques des mécanismes de consommation et de pouvoir dans nos sociétés.
Des corps maltraités, des personnages aliénés
La Végétarienne de Han Kang et Le Glouton d’A.K. Blakemore prennent un angle encore différent, beaucoup plus introspectif. La faim (ou son absence) permet d’exploiter les transformations corporelles mais aussi psychologiques des personnages représentés.

Dans La Végétarienne, Yong Hye décide de bannir les aliments d’origines animales de son alimentation. Le roman se divise en trois parties, explorant les points de vue de trois personnages différents par rapport à leur relation avec Yong Hye, et leurs avis quant à son choix de ne plus manger d’animaux. Plus le temps passe, plus le corps de Yong Hye se transforme à mesure qu’elle rejette la nourriture (carnée d’abord, puis tout type d’aliments ensuite). La Végétarienne explore le refus de nourriture et de consommation carnée comme une forme de résistance face aux différentes oppressions qu’elle subit. Yong Hye se métamorphose, avouant son souhait de se rapprocher au maximum des végétaux (et de s’éloigner, ainsi, des êtres humains).
Le Glouton, à l’inverse, met en scène un personnage à l’appétit insatiable, dont la voracité excessive devient presque une malédiction. La faim est une force incontrôlable qui fait perdre son humanité au personnage principal, Tarare.
Hunger is all I am and all my life is. Hunger runs through me like a fungus, swelling and renewing itself daily. I am lost on a sea of hunger, blue and black and heaving and full five fathoms deep below and rarely, rarely does a jolt of feeling or emotion pierce the hide of my hunger, and never, never have I been able to live the life God presumably gave me to live, to dance and think and remember and kiss, no, all my life I have stood at the threshold of this hunger, no living for Tarare.
The Glutton - A.K Blakemore
(Si vous appréciez les récits teintés de poésies crues et de métaphores, vous allez vraiment adorer ce livre. C’est l’un des plus beaux textes que j’ai pu lire ces derniers mois)
Dans Le Glouton l’appétit hors norme du protagoniste entraîne une transformation quasi monstrueuse. Il n’est plus considéré comme un être humain mais comme une bête. Un être en marge que les autres personnages ne veulent, ni ne peuvent comprendre. Dans La Végétarienne, la privation de nourriture mène à une métamorphose symbolique à travers laquelle Yong Hye tente de devenir une plante, échappant ainsi aux violences du monde humain. Refuser de s’alimenter lui permet de se mettre à l’écart du groupe.
Que ce soit par la surconsommation ou par le refus de se nourrir, ces récits montrent que la faim, ou son absence, peut être un facteur d’aliénation et / ou de perte d’identité. En se plaçant en marge des normes, les personnages de ces récits s’exposent au regard cruel de leur entourage, révélant ainsi l’étendu des violences de nos sociétés.
Allégorie de la violence de nos sociétés
Viande et Tender Is the Flesh dépeignent des sociétés totalitaires dans lesquelles le contrôle de la chair humaine structure tous les aspects de la vie des personnages. Le cannibalisme y est tellement banalisé que les protagonistes ne se révoltent pas contre le système. Ils y participent même activement ou finissent simplement par l’accepter, comme résignés.
Publié en 1981 en Tchécoslovaquie, en pleine guerre froide, Martin Harníček dénonce également, avec Viande, les dérives du communisme. Pour reprendre les propos de Benoit Meunier écrits en Postface de la ré-édition du roman par les éditions Monts Métallifères (2024) :
Dès 1977, Harníček est surveillé par la StB, la police politique du régime, pour avoir signé la Charte 77, un appel qui dénonce le processus de mise au pas ayant suivi le printemps de Prague.
Harníček Illustre assez bien le sort de tous ceux qui, dans le bloc soviétique, étaient contraints de vivre et de travailler à la marge, parfois dans l’illégalité, harcelés par le régime, constamment menacés par l’exil ou la prison à cause de leurs convictions politiques : les dissidents.
Dans Viande, la ville est une entité destructrice contrôlée par des groupes autoritaires et dangereux. Elle consomme les corps, détruit les hommes. Le seul moyen de s’en sortir est encore de la fuir.
Lorsque le narrateur parvient enfin à s’échapper de ce système oppressif et cannibale en s’éloignant de la ville, il tombe sur un groupe de marginaux vantant les bienfaits d’une vie proche de la nature, axée sur le végétarisme. Ils livrent au narrateur un discours très critique envers le système institutionnel (comprenant les hiérarchies de classes sociales, l’impunité de la police et la froideur des bouchers). Le personnage principal est cependant incapable de s’adapter à leur mode de vie. Il ne peut s’empêcher de fantasmer sur le corps de la fille de l’homme qui l’a recueilli, s’imaginant l’abuser et la manger.
Les corps ne sont plus que des objets de consommation alimentaires ou sexuelles. La femme est traitée encore plus durement que les hommes car, avant de servir de repas au narrateur, elle sera violée par ce dernier.
Qu’est-ce qui, par exemple, serait plus susceptible de produire de violents batteurs de femmes qu’une longue pratique de cruauté sauvage envers les autres animaux ? D’autre part, qu’est-ce qui saurait mieux faire comprendre à l’humanité la nécessité de la justice à l’égard des femmes que l’idée que même un bœuf ou un mouton y a droit ?
Edith Ward dans Shafts, propos reportés par Carol J. Adams dans La politique sexuelle de la viande
Dans La Végétarienne, la faim est utilisée comme un moyen de contrôle (patriarcal). Yong Hye est constamment contrainte par les hommes de son entourage à s’alimenter comme ils l’exigent.
Au cours d’un repas familial organisé par son mari, le père de Yong Hye se met dans une rage disproportionnée en constatant que sa fille refuse le morceau de porc qu’il lui tend, refusant de reconnaitre son droit à décider pour son propre corps. Il prend ce refus comme un affront personnel, allant jusqu’à tenter de lui enfoncer de force le morceau de chair dans la bouche. Changer son alimentation devient une bataille à la fois idéologique et politique.
Yong Hye tente de se réapproprier sa vie par l'intermédiaire du régime alimentaire qu’elle choisit d’adopter. Cette remise en question des codes sera perçue de manière particulièrement négative par son entourage, qui tentera de l’obliger à se conformer aux normes déjà établies (par des négociations d’abord, puis la violence ensuite). Là encore, la faim dépasse son aspect physiologique pour devenir un moyen de soumission et de violence.
Dans Le glouton, Tarare est considéré comme un objet de moquerie. Il est mis en scène au cours de représentations déshumanisantes, considéré comme un monstre par ses semblables. A.K Blakemore montre la cruauté des êtres humains lorsqu’il s’agit de se divertir. Les personnages de ce roman profitent de la vulnérabilité de Tarare pour l’exploiter et en tirer un avantage pécunier. Il devient une curiosité. Sa faim hors norme est observée comme un spectacle, le personnage se transformant peu à peu en bête de foire.
Meat in Tarare’s hands, living and dead. Meat sliding down his throat. Blood slicking Tarare’s hairless chest. They have come to see him, as Lozeau said they would. They have come to see the thing that is quite a thing to see.
The glutton - A.K Blakemore
La faim met surtout en scène la cruauté humaine. La différence de ces personnages est moquée et punie par ceux qui parviennent à se conformer aux normes établies.
Pour conclure, et aller plus loin
Comme souvent en horreur, ces romans invitent les lecteurs à s’interroger : qui sont les monstres de ces histoires ? En horreur, la frontière entre monstruosité et humanité finit par s’étioler, et les rôles peuvent même, parfois, s’inverser. Ce type de littérature nous montre que, bien souvent, la cruauté dont font preuve les hommes « lambda » (ceux qui acceptent, sans s’interroger, des règles injustes et dangereuses) se trouve plus terrifiante encore que les individus présentés comme des « monstres ». Les monstres de ces histoires sont moins les personnages en marges que les institutions et lois, absurdes et néfastes.
Concernant le thème de la faim, l’horreur se charge de dépeindre des sociétés cannibales et dystopiques en imprégnant le récit de questionnements politiques permettant une réelle remise en question des sociétés dans lesquelles nous évoluons. L’institutionnalisation du cannibalisme et la marchandisation des corps se posent en véritables allégories des violences de nos sociétés. Ces récits poussent leur lecteur à s’enquérir de thématiques importantes, allant de nos rapports au(x) corps (le notre, mais aussi celui des autres) à nos modes de consommations. Ils nous interrogent aussi et surtout sur ce que nous sommes prêts à sacrifier et accepter afin de maintenir l’illusion d’un ordre.
Il y a un sujet que je n’ai pas traité ici (car les œuvres présentées ne s’y prêtaient pas) mais qui mériterait un post à lui seul : l’utilisation du cannibalisme en tant qu’exploration de l’intime. Dans certains récits, l’acte de dévorer (ses semblables) peut se poser comme métaphore du désir. Je vous recommande la lecture de ces deux posts Substack, si le sujet vous intéresse :
The literary function of cannibalism
I love you so much I could eat you (an essay on cannibalism)
Et en bonus :
Je vous recommande bien sûr toutes les œuvres mentionnées dans cet article, mais plus particulièrement La politique sexuelle de la viande de Carol J. Adams. Ce livre est un outil essentiel afin de comprendre les violences structurelles qui se mettent en place dans nos sociétés. L’autrice y dénonce des pratiques et idéaux qui ne tendent qu’à maintenir voire créer toujours plus d’inégalités entre les individus.
Comme d’habitude, je vous propose une sélection de livres explorant la thématique de la faim, en fiction ou non (je ne les ai pas tous lus) :
Tu seras carnivore, mon fils - Amanda Castillo
Piglet (en VO uniquement) - Lottie Hazell
Walking Practice (en VO uniquement) - Dolki Min
La Vorace (A Certain hunger pour la version originale) - Chelsea G. Summer
The Lamb (en VO uniquement) - Lucy Rose
Merci (encore et toujours) pour vos retours & bienvenue aux nouveaux abonnés ! N’hésitez pas à me corriger (dans la bienveillance, si possible) ou étayer ce post de vos propres réflexions sur le sujet.
Pour les lecteurs qui ne seraient pas encore abonnés, psssst, c’est gratuit et c’est par ici :
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À bientôt ! 👽
Cet article fait écho aux réflexions que je me suis faites il y a peu, et qui me poussent à m’éloigner de la viande : depuis quand manger la chair d’un animal est-il devenu un plaisir, et non une nécessité ? Et puis, il y a un côté très déshumanisant. Bref, j'aime beaucoup tes sujets et tes recommandations de lecture ✨
J'avais raté cet épisode ? Cornebidouille !